Parsifal chez les geeks
Qu’il se projette dans un futur proche ou qu’il s’attaque au monde contemporain, Gibson décrit toujours la même chose, un univers parcouru de signes et de tendances, saturé de logos et de marques, rendu indéchiffrable pour le profane en raison de cette accumulation. Dans la continuité des deux précédents romans, Gibson explore les sub-cultures qui se développent autour des objets, des marques, un mélange de geekerie et de fashion victim qui engendre sa propre mythologie : ces Gabriel Hounds que personne ne connaît mais dont tout le monde a entendu parler ou encore ces sites fantôme consacrés à des lignes de production défuntes qui peuplent le web ; notre époque a des maisons hantées à la hauteur de son matérialisme.
Le roman est ainsi parsemé de brand-dropping, qu’il s’agisse de marques réelles ou inventées, de discussions sur les mérites ou les performances de tel ou tel gadget, d’applications toujours plus hype pour les nombreux iPhones qui équipent les personnages ; les lieux publics sont des bars lounge, des hôtels branchés ou encore des boutiques qui tiennent davantage du show-room d'architecte d'intérieur suédois que du Franprix de quartier.
Dans un tel labyrinthe sémantique, un chamane, un initié est nécessaire pour «identifier les schémas». Ce rôle est en partie tenu par Bigend, le magnat à qui une compréhension supérieure du cool octroie une sorte de précognition. L’homme d’affaire reprend le don de Laney dans Tomorrow’s Parties qui était capable de repérer les «points nodaux» dans un océan d’informations indéchiffrable pour le profane.
À la fois complément et négatif de cet expert visionnaire, Miley est celui qui ressent les choses sans les comprendre, une sorte de Pythie devenue clean, un innocent dont la clairvoyance serait justement due à cette pureté, à cette virginité. Il y a chez Miley un petit air de Parsifal, alors qu’il promène dans tout le roman son absence de compréhension des enjeux, sa franchise qui le pousse à trahir tous les secrets qu’on lui confie avec la plus extrême candeur ; la ressemblance est encore renforcée par la nuit platonique qu’il passe dans les bras de la charmante Fiona. C’est bien entendu Hollis qui jouera le rôle de Gurnemanz, et qui ira même jusqu’à armer le chevalier «pur si fol» en lui faisant cadeau d’un ordinateur portable. Un Mac, évidemment.
Calligraphy by Kanjuro Shibata XX "Enso".(Source Wikipedia) |
Une histoire proche de zéro
L’absence d’Histoire qui donne son titre au roman renvoie à deux éléments importants du récit, Miley et la ligne de vêtements Gabriel Hounds. Après sa cure de désintoxication, Miley est devenu un homme sans histoire personnelle, un matériau vierge, une sorte de mannequin neutre que Bigend s’amuse à habiller au gré de sa fantaisie ou des circonstances, un être qui ne possède aucun objet personnel. Quant aux vestes, l’une des raisons de leur succès est justement cette absence d’informations sur leur origine, leur passé.
Mais ce titre aurait aussi pu être Zero Story, tant l’histoire (au sens de l’intrigue du roman) est mince et traitée avec désinvolture. C'est là le plus gros problème que pose le dernier roman de Gibson. Il s’agit d’une longue enquête ponctuée de révélations tirées du chapeau d’un illusionniste fatigué, de deus ex machina plaqués avec lourdeur (l’irruption de Garreth et sa façon de prendre en main les affaires de Bigend qu’on imaginait jusqu’alors être plutôt du genre control-freak), les personnages sont rarement mis en danger (deux ou trois petites scènes d’action vers la fin, mais rien de bien palpitant), et lorsque l’histoire est relancée par un rebondissement, il s’agit du kidnapping d’un personnage dont on n’avait jamais entendu parler jusqu’alors et dont on se fiche éperdument. Et tout ça pour courir après un McGuffin qui n’est qu’une bête veste en jean !
Plus problématique encore, alors qu’on s’approche du dénouement, on se surprend à trouver plus intéressants les quelques paragraphes qui nous révèlent enfin l’histoire de la marque mystérieuse que le reste du roman consacré à nous décrire comment Hollis arrive à cette découverte.
La vacuité du scénario, ses défauts grossiers sont probablement des effets voulus par Gibson. Mais j’avoue rester plus que dubitatif quant à ses intentions profondes, à l’intérêt de tout cela qui apparaît au mieux comme une certaine désinvolture, au pire comme une dérive de l’auteur s’enfermant dans une posture un peu stérile.
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