dimanche 14 août 2011

Melancholia, l'art de l'essentiel

Je sors de la projection du dernier film de Lars von Trier, Melancholia. Sans doute l'un des plus beaux films de science-fiction que j'ai vus récemment. En apparence, le thème est un classique qui ne dépareillerait pas au milieu des productions Bruckenheimer : une planète vagabonde géante s'apprête à frôler la Terre et, même si les scientifiques se veulent rassurants, la survie de notre planète est loin d'être garantie. Mais le film, à l'opposé du blockbuster hollywoodien, est le superbe portrait de deux femmes et peut, au final, se résumer en une seule question : "si la fin du monde devait arriver dans quinze minutes, avec qui construiriez-vous une cabane ?". Avant d'aller voir Melancholia, je n'aurais pas imaginé que cette question puisse être si bouleversante.

Le génie de Lars von Trier s'exprime ici dans sa capacité à aller à l'essentiel, à dépouiller progressivement son film de tout ce qui en est superflu. Ainsi de l'apocalypse attendue : elle est montrée en une longue et magnifique séquence en ouverture du film, ce qui permet, à la fin, de l'évoquer en quelques secondes choc, laissant ainsi toute la place aux personnages. La partie "science" de ce film de SF est, elle aussi, réduite au strict nécessaire : toute la mécanique céleste qui va amener la fin inéluctable est portée par deux schémas vus sur ordinateur et un bout de fil de fer.

Et cependant, le film est long (plus de deux heures), parce qu'avant d'entrer dans le vif du sujet (comment les deux sœurs, l'une, Justine, dépressive, atteinte de cette mélancolie qui donne son titre au film, l'autre, Claire, pragmatique, ancrée dans le réel de sa vie de famille, vont vivre cette fin du monde), Lars von Trier passe par un premier "acte" consacré au mariage de Justine, une machine bien réglée que la maladie de la principale intéressée va faire sombrer petit à petit. De nombreux critiques ont évoqué, à ce sujet, l'ombre de Festen de Vinterberg, camarade de Dogme de Trier, mais on peut aussi y voir une réminiscence des Idiots, où déjà le réalisateur utilisait la maladie mentale pour démolir les conventions sociales.

Cette première partie prend cependant tout son sens quand approche le dénouement : elle a permis de décrire en détails la personnalité des deux sœurs, laissant alors le réalisateur se concentrer sur l'essentiel, leurs réactions face à l'approche de Melancholia.
 
Terminons sur ce sujet pour souligner combien, avec la présence de cette planète, Lars von Trier démontre que le sense of wonder n'est pas l'apanage des films hollywoodiens : les images sont de toute beauté (ha le magnifique lever de Melancholia en début de nuit...), sans que les effets ne paraissent jamais trop appuyés et la fascination des deux hommes (le mari et le fils de Claire) pour l'astre étranger fait de Melancholia un véritable film de science-fiction.



mardi 9 août 2011

Perfide Albion, je t'aime

 Pffiou... me voici de retour. Il était temps, ça commence à bruler de partout chez les Bretons. Chuck et JFS voulaient que je fasse un carnet de voyage pendant mon séjour mais j'avais un accès réduit à Internet et je ne suis pas sûr que mes aventures en terra incognitae soient si exaltantes que ça.
A la place, je vais vous faire un résumé de ce que j'ai vu en 3 semaines. Mais comme je suis farceur, j'y ai glissé un petit mensonge. A vous de le trouver. Attention, il y a un piège.
  • J'ai mangé du poulet roti à la menthe (et c'était franchement très bon)
  • Mon prof de free fight faisait cours avec une tasse de thé à la main (il l'a posait parfois pour mettre un pain)
  • J'ai surpris deux cochons d'Anglais en train de faire des cochonneries dans les toilettes d'un pub
  • J'ai pris ma douche avec PJ Harvey
  • Je ne me suis fait draguer par aucune Anglaise (franchement je ne comprends pas comment c'est possible)
  • Je ne me suis fait draguer par aucun Anglais (Ha ben là je comprends encore moins)
  • Les Anglaises sont raffinées et élégantes
  • Je me suis fait traiter d'enculé par un chauffeur de bus de nuit (je n'ai pas tout compris mais je crois que l'idée était là)
  • Le temps d'un petit-déjeuner, j'ai vu passer dans le jardin deux renards, un écureuil et un chat.
Londres est une ville formidable, à la fois reposante et extrêmement vivante (bon, en ce moment ça crame un peu...), et en tant que Français j'ai toujours été vraiment bien accueilli. Il existe une relation particulière entre nos deux pays, entre haine et amour, un peu à l'image des matches de rugby entre nos deux nations. Je suis vraiment tombé amoureux de cette ville et de ses habitants. Du coup, j'ai demandé ce matin à mon Boss de m'expatrier là-bas. Il faut vraiment essayer Londres, une ville à la fois si proche et tellement éloignée de nous.

lundi 1 août 2011

Ce n'est plus de la SF

Dans la nouvelle Les douves (in Axiomatique), Greg Egan imagine un millionnaire qui, par peur des maladies, fait remplacer tout son ADN par des molécules construites sur des bases distinctes des célèbres A, T, G et C. Ainsi, son génome ne pourra plus jamais être perturbé par celui des virus présents sur Terre. Des scientifiques semblent être partis du même constat pour concevoir des bactéries à des fins utilitaires, par exemple pour la production d'énergie. Afin d'éviter que ces créatures ne puissent "s'échapper" et interagir avec d'autres êtres vivants, ils ont remplacé la thymine de son ADN (le T) par une molécule totalement différente. Je cite l'article de techno-science :
A terme, la bactérie ainsi obtenue présenterait l'avantage de dépendre de ce composé, absent dans la nature, et ne pourrait ni entrer en compétition, ni échanger de matériel génétique avec les organismes sauvages.
 Tiens, et puis pour rester dans les littératures de l'imaginaire rattrapées par la réalité : un célèbre roman de fantasy, la Bible, se trouve lui-aussi concurrencé par des ingénieurs : voici le robot qui marche sur l'eau, mis au point par une équipe chinoise :

dimanche 31 juillet 2011

Bifrost n° 63, spécial Frank Herbert

Bon, visiblement, c'est la grande mode de faire une critique de ce numéro-là de Bifrost. Est-ce parce qu'il ne se passe pas grand chose d'autre cet été ? Parce que l'auteur de Dune est particulièrement populaire ? Aucune idée, mais on trouve des posts consacrés à la revue ici, , aussi, ou encore de ce côté ou de celui-là... Devant une telle profusion, je ne voudrais surtout pas paraître original, alors c'est parti pour une couche de plus !
Dune de David Lynch


Évacuons d’abord ce qui ne fait pas partie du dossier Frank Herbert, à savoir les nouvelles de Jean-Claude Dunyach et d’Eric Brown.

L’auteur toulousain signe, avec Le clin d’œil du héron, un texte à mi-chemin entre la magie et les glissements subtils de réalité. C’est, comme d’habitude, superbement écrit. La chute, bien emmenée, est d’une grande élégance.

La nouvelle d’Eric Brown m’a beaucoup moins emballé, malgré les efforts herculéens du rédacteur en chef qui, dans la note d’introduction, fait tout son possible pour convaincre le lecteur qu’il a entre les mains la prose d’un auteur génial injustement sous-estimé par chez nous. Son Exorciser les fantômes se lit bien, il n’y a là rien d’autre que de la très honnête science-fiction, mais on a l’impression d’avoir rencontré ce genre d’histoires et d’univers des centaines de fois auparavant. C’est agréable, c’est propre et bien écrit, rien ne dépasse, et ça s’oublie à peine terminé.

Puisqu’on est dans les choses qui fâchent, ouvrons maintenant le dossier Herbert par les deux nouvelles. Elles n’ont, à mes yeux, qu’un seul intérêt, c’est celui d’expliquer pourquoi Herbert est surtout connu pour ses romans et pourquoi il n’a écrit, dans toute sa carrière littéraire, qu’une cinquantaine de textes courts. Visiblement, cette forme n’était pas celle où il était le plus à l’aise.

Semence peut effectivement faire penser à Dune, avec son petit côté planet-opera écologique, mais pour avoir été écrit cinq ans après son roman le plus célèbre, le texte paraît bien fade, bien indigent. Plus étonnant encore est le relent réactionnaire qui parcourt toute la nouvelle. Le personnage féminin est une bobonne reléguée à ses fourneaux pendant que l’Homme, seul, va affronter le danger sur son bateau de pêche. Tout le texte est construit pour montrer la supériorité de l’intuition, de l’homme de terrain, bref du paysan bas du front, les pieds dans le fumier et les mains endurcies par le maniement de l’outil, contre ces intellectuels et scientifiques qui ne comprennent rien au monde réel. L’intelligence de la main contre l’intelligence du cerveau. Finalement, on découvre que Rafarin aurait pu faire une honnête carrière d’auteur de SF.

Avec Mort d’une ville, le problème est autre. Le texte est tout simplement imbittable. La notion de «Médecin de ville», qui semble être au cœur de l’intrigue, reste fumeuse, artificielle et d’un intérêt que, pour être poli, on va qualifier de peu évident. Une fois encore, la partie la plus captivante reste le texte de présentation et ses contorsions pour justifier la présence d’un tel ratage au sommaire du Bifrost. Un grand moment de faux-culterie éditoriale.

Heureusement que le dossier Herbert ne se limite pas aux nouvelles. La suite est d’un tout autre niveau. Une serie de textes reviennent d’abord sur l’homme qu’était Frank Herbert, à travers une biographie de très bonne tenue (tiens, allez, comme c’est l’été et que je n’aime pas l’été, je vais encore dire une méchanceté : heureusement que Frank Herbert est mort, ça nous a évité l’une de ces soporifiques interview-fleuves dont Richard Comballot a le secret) suivie d’un récit très personnel et plutôt émouvant de la rencontre entre Philippe Hupp et Frank Herbert.

On passe ensuite au plat de résistance du dossier, à savoir le cycle de Dune. Ça commence par un article passionnant d’Herbert en personne sur la genèse de Dune et ses suites (où l’on découvre d’ailleurs que la couverture de l’actuel Bifrost est un hommage à celle de l’édition originale). J’en ai en particulier retenu l’aversion qu’Herbert avait pour les «grands hommes qui ont fait l’histoire», qu’ils soient considérés comme des monstres (Hitler & Cie) ou comme des héros (JFK ou Patton) et, rétrospectivement, je comprends mieux le malaise que j’avais ressenti, lors de ma première lecture du Messie de Dune, à l’âge de 13 ou 14 ans. Après avoir construit un héros, un surhomme, un sauveur à travers le personnage de Muad’Dib, Herbert le démonte avec brutalité dans le deuxième roman du cycle.

Après avoir lu les élucubrations de Claude Ecken dans le dossier Science-Fiction du Bifrost n° 61, ou l’art de confondre métaphore et argument pour pouvoir dire n’importe quoi, j’étais un peu inquiet en attaquant la lecture de son volumineux article Livre de sable : mosaïque de Dune. J’ai été pleinement rassuré en lisant cette analyse longue de 16 pages : on retrouve le Claude Ecken brillant et captivant de Génération Science fiction ou de L’écriture de la Science-fiction. Le texte est riche et aborde de multiples thèmes, en particulier comment Frank Herbert crée une sorte de rupture dans la SF de l’époque tout en sacrifiant à quelques lois incontournables du genre, le rôle des femmes, les rapports à la religion, les jeux sur le langage... Une analyse du cycle sous des angles variés, pertinente et toujours passionnante. Bref, si l’on ne doit lire qu’une chose dans ce dossier, c’est cet article-là.

Dune de David Lynch

Le papier d’Ugo Bellagamba m’a un peu moins emballé. Se spécialisant dans la défense des causes cinématographiques désespérées, il entreprend de réhabiliter le Dune de David Lynch après avoir brillament volé au secours de Tron - Legacy. Mais cette fois-ci, bien que je sois encore une fois d’accord avec lui sur tous les aspects réussis et passionants du film, je trouve qu’il passe complétement à côté de la question principale qui est celle-ci : à quoi sert-il de faire l’adaptation au cinéma d’un roman (et, en particulier, d’un roman culte) ? Cherche-t-on a caresser dans le sens du poil les tolkienolâtres orthodoxes qui se pâment de bonheur devant l’insipide trilogie de Peter Jackson parce que chaque poil de patte de Hobbit est exactement à la place que le Maître avait stipulée à la page 1285 du Silmarion, ou bien s’agit-il d’apporter à un public de cinéphiles la vision personnelle d’un réalisateur qui s’empare du travail d’un autre artiste, se l’approprie et le transforme ? Va-t-on au cinéma pour vérifier que le décorateur a bien respecté toutes les indications du roman, ou pour découvrir quelque chose de nouveau et de surprenant ?


Formule de l'épice (The Dune Encyclopedia)
Je passe rapidement sur le guide de lecture, qui reprend les autres romans de Herbert. C’est bien fait, pratique, pas forcément palpitant à lire, mais c’est à garder chez soi comme une bonne bouteille de Côte du Rhône au cas où des amis débarqueraient à l’improviste. Même chose pour la bibliographie. Je termine sur la rubrique Scientifiction pour faire part d’une petite déception. Dossier Herbert oblige, on parlera ici de l’Épice et du distille.
 Roland Lehoucq s’est d’ailleurs fait seconder par un chimiste, Stéphane Sarrade, pour le premier thème. Mais si le décorticage très «ingénieur» du distille m’a bien plu, j’ai trouvé très succinct le traitement du premier sujet. Les deux auteurs balayent de nombreux sujets autour de l’Épice, passant en revue l’histoire de la chimie, des poisons et la notion de prescience et d'élixir de vie dans d’autres œuvres de fiction, mais au final, ils ne disent rien des aspects scientifiques qu’il pourrait y avoir derrière l’Épice. Rien sur les propriétés chimiques de cette molécule, rien sur ses effets psychotropes, rien sur les rapports entre le Mélange et la prescience, le rapport au temps et à la mémoire. Bref, c’est peu de dire que c’est un peu court.

Au final, on a donc un Bifrost d’un intérêt limité pour les nouvelles (à part celle de Dunyach, rien de palpitant) mais indispensable à tout amateur du cycle de Dune et de son auteur.
J-F S.

Pendant ce temps, au Japon...

Pendant que Big Luna se rejoue "À nous les petites Anglaises" dans les banlieues de Londres et que JFS feuillette son dictionnaire à la recherche d'un nouveau mot compliqué à placer dans son prochain post (putain... "afféteries", je savais même pas que ça existait), y'en a qu'un qui bosse, c'est Bibi !
Comme je suis le seul gars un peu cultivé du groupe, c'est naturellement sur moi qu'est tombée la rubrique cinéma de ce blog. Alors, toujours à l'affut de nouveautés de haute qualité, je parcours le web et, grâce en soit rendue à Thomas Day qui a donné l'info sur le forum du Bélial', je tombe sur cette petite merveille nippone tout à fait adaptée au retour du soleil en ce milieu d'été.

Attention, c'est du lourd, du NSFW, du haut de gamme. Eloignez les chiens et les enfants du téléviseur, et ne cliquez pas si vous êtes au boulot en open-space... Prêts ? C'est parti pour ce délicieux extrait de "Big Tits Zombie" (ouais, c'est comme ça que ça s'appelle).


Elle est pas belle, la vie ? A la réflexion, je me demande si un seul tremblement de terre, c'était suffisant ?
Chuck.

mercredi 13 juillet 2011

William Gibson, Zero History 3/3

<== vers la deuxième partie


Entre pertinence et maniérisme

Gibson continue à travailler son style selon la trajectoire amorcée avec Identification des schémas mais il semble être entré dans un système. Son écriture est de plus en plus marquée par un maniérisme, des afféteries. Il y a indéniablement une patte Gibson, mais on peut regretter qu’elle prenne toute la place, que la forme ait écrasé le fond.

Certaines métaphores sonnent juste («an espresso maker that looked set to win at Le Mans» / une machine à expresso qui semblait réglée pour gagner au Mans) et entre de longues descriptions d’objets cool, d’hôtels internationaux et de breakfast surchargés de signes, il distille des remarques pertinentes sur le monde des marques et du design, la notion de mode et de tendance. Mais souvent, on a l’impression qu’il en fait trop, qu’il se parodie lui-même : des dialogues où s’enchaînent les phrases d’un seul mot, les noms surchargés d’adjectifs emboités les uns dans les autres,
Au final, ça sent trop le travail, la recherche de l'effet pour l'effet et, par conséquent, il agace davantage qu’il ne convainc.
(Source : www.lofitrading.com/) «Turning on the enormous shower required as much effort as ever. A Victorian monster, its original taps were hulking knots of plated brass [...] It reminded her of H. G. Wells’s time machine.»* (Zero History)

Les décors et les accessoires sont en cohérence avec le style de l’écrivain : surchargés, jamais simples, bourrés de références, souvent brillants, mais au final un peu pénibles. Comme si Gibson craignait de subir les foudres divines si par malheur il se laissait aller à décrire quelque chose d'évident ou de normal.
Ainsi Bigend, qui porte en permanence un costume bleu de Klein, ou Heidi et son vêtement qui est «a sort of post-holocaust drum majorette jacket»**... on aurait parfois envie que les personnages soient habillés de façon banale, mangent des choses courantes dans des lieux quelconques. Au lieu de cela, Hollis décrit ainsi l’un de ses rendez-vous : « Came in the morning. Drove me to Brunswick Street. Eggs and bacon in a vegan lesbian café bar.» (Il est venu dans la matinée. M’a emmené Brunswick Street. On a mangé des œufs au bacon dans un café végétalien lesbien). C’est tellement too much qu’il s’agit probablement d’un trait d’humour de la part de Gibson. De l’autodérision ?

(Photo prise à South Whitehall le 6 janvier 2007, © Nicholas_T / Flickr)

Un monde sans substance


On ressort de ce roman comme d’un AppleStore : c’est beau et efficace à la fois, ça exerce une certaine fascination, ça donne l’impression qu’on a un peu mis un pied dans le futur, mais un futur où règne l'ennui et la superficialité.

On se surprend parfois à détecter une petite trace d'un dandysme désespéré à la Brett Easton Ellis dans l’accumulation du paraître et l'avalanche du brand-dropping, mais il manque au Pape du Cyberpunk le petit grain de folie distanciée et l’humour de l’auteur de Glamorama.

La déception qu’était Code Source se confirme malgré, ou peut-être à cause, de la qualité de l’écriture : Zero History montre que Gibson est arrivé au sommet de son style, mais que lui même se regarde un peu trop écrire, qu’il oublie le fond pour ne se soucier que du paraître. Est-ce parce qu’il n’a plus rien à dire ?

Il subsiste cependant un côté fascinant dans la façon dont Gibson rend compte du monde moderne. Alors, bien sûr, son dernier roman paraît un peu creux ; mais si c’était simplement le monde qui était devenu sans substance ?


*Mettre en marche l'énorme douche demandait toujours autant d'efforts. Un monstre victorien dont les robinets d'origine étaient d'énormes nœuds de bronze plaqués. Cela lui rappela la machine à voyager dans le temps de Wells.
 
** Une sorte de veste de majorette post-holocauste.

William Gibson, Zero History 2/3

<-- Vers la première partie
Parsifal chez les geeks
Qu’il se projette dans un futur proche ou qu’il s’attaque au monde contemporain, Gibson décrit toujours la même chose, un univers parcouru de signes et de tendances, saturé de logos et de marques, rendu indéchiffrable pour le profane en raison de cette accumulation. Dans la continuité des deux précédents romans, Gibson explore les sub-cultures qui se développent autour des objets, des marques, un mélange de geekerie et de fashion victim qui engendre sa propre mythologie : ces Gabriel Hounds que personne ne connaît mais dont tout le monde a entendu parler ou encore ces sites fantôme consacrés à des lignes de production défuntes qui peuplent le web ; notre époque a des maisons hantées à la hauteur de son matérialisme.
«You took my name», Dorothy, http://www.wearedorothy.com/news/you-took-my-name/

Le roman est ainsi parsemé de brand-dropping, qu’il s’agisse de marques réelles ou inventées, de discussions sur les mérites ou les performances de tel ou tel gadget, d’applications toujours plus hype pour les nombreux iPhones qui équipent les personnages ; les lieux publics sont des bars lounge, des hôtels branchés ou encore des boutiques qui tiennent davantage du show-room d'architecte d'intérieur suédois que du Franprix de quartier.

Dans un tel labyrinthe sémantique, un chamane, un initié est nécessaire pour «identifier les schémas». Ce rôle est en partie tenu par Bigend, le magnat à qui une compréhension supérieure du cool octroie une sorte de précognition. L’homme d’affaire reprend le don de Laney dans Tomorrow’s Parties qui était capable de repérer les «points nodaux» dans un océan d’informations indéchiffrable pour le profane.

À la fois complément et négatif de cet expert visionnaire, Miley est celui qui ressent les choses sans les comprendre, une sorte de Pythie devenue clean, un innocent dont la clairvoyance serait justement due à cette pureté, à cette virginité. Il y a chez Miley un petit air de Parsifal, alors qu’il promène dans tout le roman son absence de compréhension des enjeux, sa franchise qui le pousse à trahir tous les secrets qu’on lui confie avec la plus extrême candeur ; la ressemblance est encore renforcée par la nuit platonique qu’il passe dans les bras de la charmante Fiona. C’est bien entendu Hollis qui jouera le rôle de Gurnemanz, et qui ira même jusqu’à armer le chevalier «pur si fol» en lui faisant cadeau d’un ordinateur portable. Un Mac, évidemment.

Calligraphy by Kanjuro Shibata XX "Enso".(Source Wikipedia)

Une histoire proche de zéro

L’absence d’Histoire qui donne son titre au roman renvoie à deux éléments importants du récit, Miley et la ligne de vêtements Gabriel Hounds. Après sa cure de désintoxication, Miley est devenu un homme sans histoire personnelle, un matériau vierge, une sorte de mannequin neutre que Bigend s’amuse à habiller au gré de sa fantaisie ou des circonstances, un être qui ne possède aucun objet personnel. Quant aux vestes, l’une des raisons de leur succès est justement cette absence d’informations sur leur origine, leur passé.
Mais ce titre aurait aussi pu être Zero Story, tant l’histoire (au sens de l’intrigue du roman) est mince et traitée avec désinvolture. C'est là le plus gros problème que pose le dernier roman de Gibson. Il s’agit d’une longue enquête ponctuée de révélations tirées du chapeau d’un illusionniste fatigué, de deus ex machina plaqués avec lourdeur (l’irruption de Garreth et sa façon de prendre en main les affaires de Bigend qu’on imaginait jusqu’alors être plutôt du genre control-freak), les personnages sont rarement mis en danger (deux ou trois petites scènes d’action vers la fin, mais rien de bien palpitant), et lorsque l’histoire est relancée par un rebondissement, il s’agit du kidnapping d’un personnage dont on n’avait jamais entendu parler jusqu’alors et dont on se fiche éperdument. Et tout ça pour courir après un McGuffin qui n’est qu’une bête veste en jean !

Plus problématique encore, alors qu’on s’approche du dénouement, on se surprend à trouver plus intéressants les quelques paragraphes qui nous révèlent enfin l’histoire de la marque mystérieuse que le reste du roman consacré à nous décrire comment Hollis arrive à cette découverte.

La vacuité du scénario, ses défauts grossiers sont probablement des effets voulus par Gibson. Mais j’avoue rester plus que dubitatif quant à ses intentions profondes, à l’intérêt de tout cela qui apparaît au mieux comme une certaine désinvolture, au pire comme une dérive de l’auteur s’enfermant dans une posture un peu stérile.

 

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